En cercle restreint, la Tunisie d'en haut s’apprête à célébrer les fêtes de fin d'année 2010. Une nouvelle année au pouvoir n'a rien d'inconstitutionnel pour un président qui a été réélu avec 89% des voix en 2009, un score sans appel mais pour la première fois en dessous de la barre des 90%. Cette fois-ci, la destination vedette est Dubaï, l’escapade de luxe parfaite pour une famille qui ne regarde pas à la dépense. Se rendre à Dubaï est une tâche fort ardue pour les Tunisiens d'en bas, mais l'accès est beaucoup plus facile pour la sphère diplomatique à passeports violets. À l’abri des regards indiscrets, le clan Ben Ali débarque à Dubaï pour s'adonner à une séance shopping haut de gamme et assister à un spectacle grandiose de feux d'artifice. Le président ne compte pas louper les festivités. Il accompagne sa famille. La presse ne couvre pas l'évènement. Sous silence des médias locaux, la villégiature se passe dans un black-out total. La chaîne mauve « Tunis 7 » démontre des anciennes activités officielles, un président en train de gesticuler sans jamais faire entendre sa voix. À brûle-pourpoint, un embêtant coup de téléphone vient perturber les belles vacances du président. On lui apprend qu’un vendeur ambulant de légumes s’est immolé par le feu devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid. « Qu’il crève ! », telle était la réaction du régent de Carthage qui ne juge pas l’évènement suffisamment grave pour annuler ses vacances. Le lendemain du sinistre, on annonce au président, qui a des yeux partout, que quelques manifestants se sont rassemblés dans la région de Sidi Bouzid pour protester contre le chômage et la précarité sociale. « Dispersez-les, répond le président, par des coups de matraque ». Le jour suivant, on lui fait savoir que le mouvement populaire s'est élargi à plusieurs localités de Sidi Bouzid. Fou furieux, il décide de rentrer en Tunisie et prendre les choses en main tandis que sa famille est restée à Dubaï. Dès son arrivée, il prononce un premier discours dénonçant les protestations, qu’il renvoie à une ingérence étrangère. Décevant, le discours ne parvient pas à contenir l'indignation populaire. Monsieur le président tente de réprimer la mobilisation par la force. Il donne les directives aux forces de l’ordre pour que l'on assiège le gouvernorat : Plus personne ne sort, plus personne ne rentre. Le mouvement prend de l’ampleur. Il gagne les localités de Thala et Feriana dans la région de Kasserine avec la reprise scolaire. Chamboulé, l’hyper-président appelle l'armée à la rescousse pour mater l’insurrection populaire dans les villes de Kasserine, Thala et Sidi Bouzid. Mais, Rachid Ammar, le chef d’état-major de l’armée de terre, refuse de tirer sur la foule, une décision qui n’est pas du goût de Ben Ali qui limoge le général séance tenante et l’assigne à résidence. « Je m’en occuperai plus tard. J’ai d’autres chats à fouetter maintenant », a songé Ben Ali. L’impitoyable sécurocratie qui a fait le plus clair de sa carrière dans des ministères régaliens, l’Intérieur et la Défense, recourt à des tactiques brutales contre les émeutiers. Ses hommes font usage de gaz lacrymogène périmé et procèdent à des arrestations de masse. Ils tirent même à balles réelles pour disperser les manifestants. On déplore plusieurs dizaines de morts. Comme le dit Jean-Paul Sartre, « Tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces. ». Ben Ali cherche à étouffer toute velléité de révolution. Le régime doit tenir le coup quitte à sacrifier quelques âmes au passage. Le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), un parti quasi unique au pouvoir, s'affaire dans les coulisses. Le 14 janvier, alors que l'avenue Habib Bourguiba était pleine à craquer, une foule de six cents personnes au moins, armée de quelques bâtons et autres produits d'artisanat, se rassemble devant le siège du RCD à l'avenue Mohamed V. Elle attend le feu vert pour prêter main forte à la police dans sa lutte contre-subversive.
Le chaos gagne les rues. Les protestataires jettent des pierres sur les forces anti-émeutes. Les pillards profitent du couvre-feu pour voler. Ils sèment la terreur dans tout le pays : pillages, destructions, incendies. Les opposants politiques exilés surfent sur la vague des manifestations pour porter le coup de grâce au régime. Ils luttent depuis l’outre-Méditerranée à travers les plateaux télévisés et les réseaux sociaux afin de mettre la situation à leur profit. Les militants locaux se réduisent, en majorité, au silence. Devant les consulats de la Tunisie à l’étranger, les ressortissants tunisiens manifestent en solidarité avec la contestation populaire alors que d’autres pays arabes, tels que le Maroc, par peur de contagion, ont empêché les sit-in de soutien aux Tunisiens. À l’intérieur du pays, la répression policière s’intensifie et le bilan humain s’alourdit. Isolé dans son palais, le président commence à perdre les pédales. Il enchaîne les remaniements ministériels et les remplacements des gouverneurs. Sur le net, une guerre cybernétique oppose les militants de la liberté et la cyberpolice de Ben Ali. L’État policier cherche par tous les moyens à museler la critique et l’information alternative en ligne. Le 6 janvier, il procède, par un coup de filet, à une vague d’arrestations de jeunes blogueurs et militants bien connus pour leur engagement. Internet, et en particulier la plateforme de réseau social Facebook, a été très largement utilisé par les Tunisiens pour contourner la censure et la propagande qui dominent dans les médias du régime. Ben Ali a même voulu brouiller le signal d’Al-Jazira qui, en braquant sa caméra dès les premières heures sur les mouvements populaires, était le fer de lance de la révolution tunisienne. Il condamne le recours de cette chaîne à l’amplification et la déformation des faits dans sa couverture des événements sociaux légitimes et pacifiques, et l’accuse d'amateurisme puisque, à son sens, elle ne fait pas le poids face à ses médias violets.
Dans le palais, les nouvelles qui tombent ne sont pas rassurantes pour le président qui suit minutieusement les évènements. Ses jours à la tête de la Tunisie sont comptés. Sur terrain, la mobilisation s’accroît et s’étend à tout le pays, grandes villes ou communes rurales. Les milliers de Tunisiens qui ont envahi la rue répètent à tue-tête le même slogan et la même revendication : le départ de Ben Ali. Dans la capitale Tunis, la démonstration de force met un terme à tout espoir pour le dictateur. Des dizaines de milliers de Tunisois bravent les forces de l’ordre afin de réclamer son départ, devant le ministère de l’Intérieur. Les insurgés se vengent de la famille honnie. Ils font sortir les habitants des villas des Trabelsi et Ben Ali, pillent, saccagent, puis mettent le feu. Le président prononce un autre discours. Il multiplie les engagements et les concessions dans une ultime tentative de calmer la colère de la rue tunisienne à qui il promet la liberté. Hélas, le discours ne convainc pas les Tunisiens qui estiment que les mesures annoncées par Ben Ali sont importantes, mais arrivent trop tard. Ali Seriati, le directeur général chargé de la sécurité présidentielle, contraint Ben Ali à quitter le pays pour quelques heures afin que les services de sécurité puissent déjouer le complot et garantir sa sécurité. Le général se veut rassurant. Le départ du président est provisoire, le temps que la situation se décante et s’apaise. « La révolution du jasmin » est un moment magique pour la plupart des Tunisiens qui respirent à pleins poumons, pour la première fois, le parfum de la liberté. D'autres, plus sceptiques, évoquent un complot qui se solde seulement par la destitution de la tête du régime et que la révolution n'apporte pas les changements souhaités.
Le temps s’écoule constamment et ne fait jamais marche arrière. L'inexorable fuite du temps n’empêche pas un retour sur le passé afin d’imaginer les scénarios qui auraient pu se produire. Par un heureux concours de circonstances, le destin de la Tunisie bascule. Il faut que toutes les conditions soient réunies pour que la révolution réussisse. Si l’une des conditions fait défaut, le dénouement heureux n’est plus assuré. La Tunisie, le « bon élève » de la transition démocratique dans le monde arabe est à la croisée des chemins. Le moindre faux pas peut plonger le pays dans le chaos.
Revenons aux premiers jours d’émeutes et rappelons que le chef d’État était parti fêter un réveillon mémorable à Dubaï. Au début, il n’a pas prêté attention au suicide du jeune Tunisien. Il était loin, très loin, de penser que ce fait divers a sonné le glas de ses vingt-trois années de règne sans partage. Ce n’est que le 28 décembre 2010, onze jours après l’incident, que Ben Ali, à l’occasion d’une première allocution télévisée, s’engage enfin à répondre aux revendications des manifestants. Il se rend dans la foulée au chevet du corps agonisant de Mohamed Bouazizi. La photographie soigneusement orchestrée par le service de presse de la Présidence tunisienne aura des effets contraires à ceux qui étaient escomptés. C’est un face à face dérisoire, obscène, cynique, d’un tyran singeant la compassion devant la dépouille de celui qui sera à l’origine de sa perte. Point ultime du mensonge d’État et paroxysme de la comédie de la compassion, le grand spectacle de l’humanité de la peine est ainsi perverti par une mise en scène cruelle, un truquage délibéré, qui ne fonctionne plus. tant la personne du Président est discréditée. Sa réaction apparait tardive et décalée. Le vendeur ambulant est probablement déjà décédé suite à ses blessures, Ben Ali est le figurant d’une rencontre ratée.
Pendant près de six mois à partir de Janvier 2008, de graves troubles sociaux ont secoué le bassin minier, une région du sud-ouest tunisien particulièrement touchée par le chômage, le dénuement et la marginalisation. En Août 2010, des affrontements entre Tunisiens et forces de l’ordre ont fait des blessés dans la région de Ben Guerdane, dans le sud de la Tunisie, à une trentaine de kilomètres de la Libye, après la fermeture, imposée par les autorités libyennes, du seul point de passage frontalier entre la Tunisie et la Libye aux habitants de Ben Guerdane voulant introduire des produits importés. En Mars 2010, Abdessalem Trimech, un jeune homme âgé de trente-et-un printemps, vendeur ambulant de friandises, a mis fin à sa vie en s’aspergeant d’essence puis en se transformant en torche humaine, à l’intérieur du siège du gouvernorat de Monastir. L’incident n’a pas suscité de vives réactions malgré l’apparition d’une page Facebook à son nom : « Tous ensemble avec Abdessalem Trimech ».
L'acte d'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi aurait pu tomber dans les oubliettes comme ses prédécesseurs. La cause la plus probable de l’échec de Ben Ali à réprimer la révolution de 17 Décembre 2010 est le manque de réactivité, le retard de la réponse qui a traîné face au fléau s’élançant à la conquête de tous les recoins du pays. Trimech avait plus de chance que Bouazizi d’allumer une insurrection pour son appartenance à une famille de sportifs de haut niveau. En effet, son frère Ahmed Trimech est basketteur et sa sœur Ibtissem Trimech est jeune rameuse médaillée d’or et d’argent aux Jeux africains d’Alger en 2007. Cependant, la prise au sérieux du suicide du jeune père de famille Trimech, l’anticipation préalable et la mise en place des dispositions sécuritaires fermes ont tué dans l’œuf l’ébauche d’une probable révolution. Ben Ali s’est empressé de rencontrer le père et le frère de la victime et a choisi les menaces de mort en guise de condoléances, s’ils s’avisaient de s’exprimer. À l’instant même de l’indicent, les forces de police ont quadrillé la ville, voitures blindées ratissaient les artères principales, policiers en civil patrouillant dans les sentiers et ruelles. La ville était dans le collimateur des autorités. Pendant les funérailles de Trimech, certains ont essayé de s’infiltrer à l’intérieur du bâtiment du gouvernorat de Monastir. D’autres ont arraché les plantes qui l’entourent. Le cordon de police renforcé diligemment par un régiment armé de Bop a mis la situation sous contrôle. L’inhumation de la victime est marquée par une très grande présence sécuritaire. Ben Ali et ses subalternes ont bien manigancé et la stratégie a apporté son fruit : L’information n’a pas circulé. Le régime vacillant a dû soupirer. De même pour le soulèvement populaire de la région du bassin minier et de Ben Gardane, la prise en charge précoce et la répression sauvage des insurgés, dont deux jeunes au moins ont été tués par la police et des dizaines étaient blessés, a étouffé la torche d’une rébellion avant qu’elle puisse incendier d’autres lieux. Les meneurs du mouvement, traduits en justice, ont été taxés d’une affligeante peine de prison. L’engourdissement du régime et son hésitation à « faire le nécessaire » en réponse à la tentative de suicide de Bouazizi, que les médias violets l’ont qualifiée de « cas isolé », a rendu la révolution incontournable. Le manque d’une riposte immédiate, d’un agissement prudent, d’un vaccin antiémeute de la part du président qui, à ce moment précis, se baladait dans les hôtels de luxe à la « ville de l’or », tous ces facteurs étaient déterminants du sort de la mutinerie et du peuple qui l’a fabriquée. Les vacances intempestives payées aux frais publics étaient une lacune meurtrière du régime. L’absence de Ben Ali est au soulèvement populaire ce qu’est au feu le vent ; il éteint le plus petit et attise le plus grand.
Un autre facteur limitant, sans lequel la révolution ne pourrait pas avoir lieu, serait assurément la contagiosité de l’acte révolutionnaire. Si les autres régions n’avaient pas fait preuve de solidarité et n’ont pas couru au secours de Sidi Bouzid, les premiers récalcitrants auraient suffoqué et la lueur du changement n’aurait jamais apparaitre. En effet, plusieurs unités policières ainsi que militaires ont cerné la zone brûlante pour faire de Sidi Bouzid un terrible camp de concentration. Le poids des gardiens de la paix était suffisant pour écraser les mutins dont le slogan a progressé de la revendication de droits sociaux au changement politique intégral. Les Tunisiens ont prêté l’oreille à l’appel de détresse de Sidi Bouzid, ont amplifié la clameur des émeutes pour donner du fil à retordre aux forces de l’ordre. À 24 décembre 2010, déjà avant la première manifestation officielle du dictateur, la révolution s’est étendue à Menzel Bouzaïane, banlieue de la ville de Sidi Bouzid. À partir de 3 janvier 2011, la mutinerie a migré à tout le centre-ouest du pays ; Thala, Regueb, Kasserine... La police ébranlée tirait anarchiquement à balles réelles. Le ton est donné : la désobéissance civile s’est métamorphosée en une révolution au sens sémantique du mot. Quelques jours après, la rébellion a recueilli des nouvelles recrues du pays entier. Le voilà désorienté, sans repères, accablé par l’idée d’une cession du pouvoir, si chèrement acquis grâce à un coup d’État audacieusement accompli au risque de perdre la vie, notre Ben Ali n’a pas pu renouer avec son glorieux passé, son palmarès exceptionnel en l’assujettissement des velléités de contestation publique. En 1984, Mohamed Mzali, Premier ministre de l’époque a convoqué Ben Ali, qui était ambassadeur à Varsovie, suite aux émeutes sanglantes du pain pour le désigner comme Directeur de la Sûreté nationale. Il voyait en lui un répresseur par excellence, unique en son genre. Ses qualités en la matière lui ont permis d’être promu ministre de l’Intérieur puis d’être « élu » président de la République.
La solidarité révolutionnaire des compatriotes aux habitants de Sidi Bouzid est allée de pair avec l’accessibilité des moyens de communication, notamment téléphone portable et toile. Nul n’ose rapetisser le rôle joué par les outils de transmission dans la narration de l’évènement qui a atteint une audience mondiale. Le monde entier était tout yeux tout oreilles à l’évènement tunisien.
Imaginons si Ben Ali, le benêt, a eu l’inspiration de briser tous les moyens de communication disponibles à l’instar de Khadhafi qui, pendant la révolution libyenne, a coupé l’internet, a rendu impossible les communications téléphoniques avec l’étranger et a brouillé la chaîne Al-Jazeera. Imaginons si Ben Ali, le sot, avait l’éclair de génie d’assécher toutes les sources du pays ; eau, électricité et communications téléphoniques, à l’image de la violente réplique d’al-Assad aux séditieux syriens. Si les réseaux de communication, efficiente alternative à la désinformation officielle, procédé capital de rassemblement et de coordination entre les insurgés, étaient cavalièrement rompus, le soulèvement populaire aurait été anéanti. Toute voix discordante aurait été bâillonnée.
« C’est l’armée qui a lâché Ben Ali quand elle s’est refusée – à l’inverse de la police du régime – à faire tirer sur la foule », a déclaré l’ex-chef d’état-major et ex-ambassadeur en Tunisie, l’amiral Jacques Lanxade. Nul n’ose omettre le rôle héroïque joué par la grande muette notamment la décision courageuse de Rachid Ammar, Chef d’état-major de l’armée de terre, l’homme fort de la révolution, qui a eu l’audace de s’opposer à Ben Ali, alors courroux et incompréhensif. Ben Ali a appelé l’armée à la rescousse pour dompter la rébellion jusque-là fomentée dans seulement les régions intérieures du pays. Le général a accepté de poster des soldats afin de tempérer les ardeurs. Il a rappelé son supérieur, le Chef suprême des forces armées, que l’armée est là pour défendre l’État des agressions extérieures, chasser les intrus et terroristes, mais ouvrir le feu sur les citoyens est complètement inadmissible. La non-intervention de l’armée a évité une horrible hécatombe. Personne ne peut oublier l’odieux « Jeudi noir » de 26 janvier 1978 où les manifestations pacifiques se sont transformées en un drame sanglant. La police, inhabitée à affronter un tel tumulte populaire, s’est effacée devant l’armée qui a pris la relève pour rincer les lieux. Le bilan en pertes humaines était lourd, si écrasant qu’on ne comptait pas moins de mille deux cents victimes. Aussi, l’armée est intervenue avec des blindés lors des émeutes de pain en 1984. La récupération de l’ordre public était aux dépens de plus que cent cinquante morts et des centaines de blessés. Imaginons que l’armée a intégralement traduit en actes les ukases de Ben Ali qui était déterminé à bombarder les révoltés du quartier de Kasserine par les forces de l’Armée de l’air Tunisienne. Imaginons que les soldats ont reçu l’ordre d’estourbir tout ce qui bouge dans les rues. Quel serait le prix de la révolution ? Cette dernière, aurait-elle sa fin heureuse telle que nous la connaissons aujourd’hui ? Le pays, serait-il affranchi de la persécution, dont sa figure emblématique Ben Ali ? On est tenté de répondre par la négative.
Pendant les évènements, lorsque l’agitation a culminé à un niveau irréversible, les services de renseignement se sont trouvés perplexes, inaptes à démêler le vrai du faux quand la rumeur venait de s’ajouter funestement à la vérité. Entre rumeur et tumeur, une seule lettre diffère. La rumeur est un cancer de la parole. L’on-dit circulant d’une manière incontrôlable a métastasé l’insurrection. Le terrain étant pêle-mêle, la salle d’opérations était désemparée et impuissante à mener des minutieuses opérations coup-de-poing, à réagir stratégiquement et contrer l’assaut populaire. La confusion régnait et aucun appareil de l’État ne pouvait prétendre que la situation était sous son contrôle. Très haut dans la sphère de l’État, la confusion a grimpé jusqu’au délire pur et dur. La mauvaise lecture et interprétation de ce qui se déroule, l’hallucination chevillée à la raison, l’appréhension et le surmenage ont conduit le Chef de la garde présidentielle à raconter à son patron des salades. L’une des histoires les plus impensables de 14 janvier 2011 est celle de l’hélicoptère planant au-dessus du palais, muni de militaires cagoulés chargés de descendre le président. Ben Ali, crédule aux bobards de son officier, a appelé Ridha Grira, ex-ministre de la Défense, pour lui faire part de ses inquiétudes concernant cet hélicoptère. Ce dernier a démenti l’information en rappelant que seul le président de la République peut autoriser, par écrit, le décollage des hélicoptères militaires. Ali Seriati a affolé Ben Ali en lui racontant qu’il y avait soixante mille manifestants devant le ministère de l’Intérieur alors qu’il y en avait dix fois moins. Il lui a annoncé le regimbement de la brigade anti-terroriste et l’arrestation de quelques membres de sa famille et de sa belle-famille à l’aéroport. En exploitant la crainte de son patron, l’officier « sécurocrate » du Palais de Carthage a jeté un véritable épouvantail aux yeux de Ben Ali, contraint à se dissocier du pouvoir. L’arrestation hâtive de Seriati a voilé ses véritables intentions et a tué la poule aux œufs d’or. Ses vrais motifs seront connus à l’issue de l’enquête judiciaire en cours. Lors d’une des audiences au tribunal militaire, Ali Seriati a déclaré en substance : « L’ancien président Zine El Abidine Ben Ali n’a jamais voulu s’enfuir et quitter la Tunisie. C’est moi qui l’ai forcé et poussé dans l’avion pour partir le 14 janvier 2011 ». Selon lui, avoir forcé Ben Ali à quitter le pays a permis d’éviter « un bain de sang » à la Tunisie. Admettons cette hypothèse qui semble prévaloir sur les autres causes qui ont confectionné l’évasion du dictateur. Si Ben Ali s’est entiché au fauteuil présidentiel et a décliné toute proposition de renoncer au pouvoir, que se passerait-il ? La placide Tunisie aurait sombré dans le sang, le vandalisme et l’anarchie. Rappelons le paradigme libyen où l’opiniâtreté de Kadhafi a glissé le pays dans les gouffres d’une guerre civile sans merci, aggravée par une ingérence militaire internationale. Heureusement pour la Tunisie que son ex-président était, à l’inverse de Kadhafi, froussard. L’attachement de Ben Ali au trône aurait entrainé son pays dans une dépression sans pareille, une récession qui donnerait l’eau à la bouche aux forces impérialistes convoitant intensément « la perle de la méditerranée ». La France n’hésiterait pas à imposer un deuxième protectorat au « pays-esclave » qui se vante d’avoir décroché sa « pseudo-indépendance » depuis la moitié du XXe siècle. Quant aux États-Unis, il s’en est fallu d’un cheveu qu’ils concrétisent le rêve d’instaurer une base militaire en Tunisie.
Le colonel Sami Sik Salem a dû attendre une année pour que l’État puisse reconnaitre son bravoure lié à la décision judicieuse et téméraire qu’il a entrepris, la nuit de 14 janvier, juste après l’escapade du despote. Alors que le chaos était le maitre de la situation, Le colonel s’est affairé à combler le vide politique en choisissant d’appliquer la procédure constitutionnelle en cas de vacance du pouvoir et a convoqué Mohamed Ghannouchi, ex-Premier ministre, Fouad Mebazaa ex-président du parlement, Abdallah Kallel, ex-président de la chambre des conseillers pour diffuser un discours télévisé mentionnant que Mohamed Ghannouchi assurera provisoirement les fonctions du président de la République. Le lendemain, le peuple tunisien mécontent a revendiqué l’application de l’article 57 de la Constitution pour rayer définitivement le possible retour de Ben Ali au pouvoir. Ainsi, Fouad Mebazaa est devenu président par intérim.
À l’inverse de Samir Tarhouni, « superman de 14 janvier », pompeusement médiatisé pour avoir orchestré l’arrestation de certains proches de Ben Ali à l’aéroport, Sami Sik Salem était taciturne et a refusé de déballer des balivernes concernant son agissement patriotique.
Au lieu d’être promu et gratifié, Sami Sik Salem était arrêté pour seize jours, sans savoir pourquoi, avant d’être libéré. Seulement en janvier 2012, le président Moncef Marzouki a annoncé qu’il a alloué au colonel Sami Sik Salem le grade de colonel major et l’a nommé conseiller auprès du président de la République chargé de la direction générale de la sécurité du chef de l’État et des personnalités officielles.
Imaginons que le colonel Sami Sik Salem n’a pas pris cette mesure courageuse, que se passerait-il ? Son supérieur Ali Seriati guettait le pouvoir. La Tunisie était livrée aux pillages et à la destruction. Manufactures, kiosques, palais de finance, office de police, tribunaux, magasins, entrepôts,… tous ont subi des incursions si ce n’est qu’en flammes qu’ils étaient réduits. Qui a donné l’ordre à l’armée de sécuriser les quartiers et répondre aux appels de détresse des citoyens agressés, si ce n’était que Mohamed Ghannouchi ? Qui a permis à la Tunisie de sortir la tête de l’eau, alors dévastée d’une fermentation ensanglantée, si ce n’était que la durabilité des rouages de l’État et le respect de la constitution ? Jetons un coup d’œil sur le putsch de Mali de 22 mars 2012. Regardons comment la suspension de la Constitution par la junte militaire qui a squatté le palais présidentiel de Bamako a noyé le pays dans le désordre, la déprédation et l’insécurité. La fermeture des frontières a asphyxié l’économie malienne. La diplomatie internationale a arboré son déplaisir et son refus de coopérer avec les putschistes. L’Afrique arriérée continue à offrir au monde l’image peu reluisante d’un archaïsme et d’un anachronisme propice à une recolonisation impérialiste. La franc-maçonnerie du nouvel ordre mondial œuvre consciencieusement sur cette affaire. Aiguisant l’appétit, les richesses de l’Afrique font l’objet d’un projet secret connu sous le nom du « projet Camelot ». Après avoir exterminé les Africains, le continent serait partagé entre les héritiers occidentaux. Déjà, l’Afrique est proie à un interventionnisme accru.
Les Tunisiens n’ont pas oublié les jours de braise qui se sont ensuivis de la fuite de Ben Ali. Les voyous, à qui s’additionnent les criminels libérés par le directeur de la prison de Mahdia le 15 janvier 2011, vagabondaient dans les rues. Les milices du rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), la police politique, mercenaires, tireurs d’élite et alliés encore fidèles à Ben Ali et sa famille circulaient librement dans les artères du pays, terrorisaient les citoyens en massacrant froidement des âmes candides. Beaucoup d’armes à feu ont été volées des postes de police attaqués et pillés. L’atmosphère était peinte d’une panique intense qu’on en avait le souffle coupé. Slim Chiboub, le gendre de Ben Ali, a affirmé que huit cent voitures bourrées d’explosifs ont été disséminées à travers tout le pays, principalement à Tunis, par les dirigeants de la police tunisienne. Ayant pris l’aveu au sérieux, l’armée a passé la capitale au peigne fin. Devant cette situation cauchemardesque, des comités de quartiers se sont formés, en seulement vingt-quatre heures, partout dans le pays. La population civile était à bout de nerfs. Elle a elle-même érigé un système de sécurité d’une fiabilité sans faille. Des barrages ont été étalés à l’entrée des quartiers. Chaque véhicule est obligé de s’arrêter pour la fouille. Les jeunes, armés de bâtons, de couteaux et de fusils de chasse, se sont tenus en faction et coordonnaient harmonieusement avec l’armée, seule institution légitime dans ces moments.
Les comités de quartiers, constitués à l’improviste, ont vaillamment avorté, contre toute attente, un complot qui s’est tramé dans l’ombre pour maintenir le pays dans le chaos. La vigilance et la solidarité des Tunisiens venaient compromettre ce projet pernicieux. Certaines milices ont été arrêtées par les comités de quartiers et tant d’autres ont abandonné l’acheminement de la conspiration visant la sûreté de l’État. Si ces comités ne se sont pas formés, la révolution ne connaîtrait jamais son élan pacifique qui a ahuri le monde.
Et pour finir, un dernier élément, pas moins important que les autres, a joué en faveur de la révolution tunisienne. Lequel ? C’est la révolution libyenne, sans doute. Elle aurait évité un scénario crument sanglant en Tunisie. Comment ?
Après la renonciation au pouvoir, Ben Ali a trouvé un asile magnanime à l’Arabie Saoudite. Il s’est adonné à la lecture et la prière, une vie paisible d’un vieillissant qui attend la fin de ses jours. Quant à son épouse Leïla, elle avait du mal à avaler la pilule. Elle, qui a songé depuis toujours à prendre le relève à son mari, n’a pas accepté l’amère réalité de déguerpir du palais aussi précocement. L’indigestibilité de la confiscation du pouvoir par le peuple tunisien et la capture des êtres qui lui sont chers ont incité l’ex-reine de Carthage à prendre sa revanche sur ses ennemis. Dès la fuite de son époux le 14 janvier, elle s’est mise très vite en cheville avec Kadhafi pour reconquérir la Tunisie. Début février 2011, le dictateur libyen avait déjà formé une armée de trente mille mercenaires du Tchad, Niger, Somalie, Serbie,… pour ramper sur Tunis. Kadhafi, enviant la Tunisie depuis son coup d’État contre l’émir Snoussi, ne s’est pas lassé de pourchasser son aspiration profonde, tantôt diplomatiquement, tantôt militairement. Le 12 janvier 1974, Kadhafi et Bourguiba ont signé à Djerba sur un papier sans en-tête de l’Ulysse Palace l’union mort-née de la Tunisie et de la Libye. Hédi Nouira, Premier ministre de l’époque, a émis des réserves, ou plutôt a opposé énergiquement son veto à l’union projetée. Les évènements de Gafsa en 1980, action commando menée par la Libye dans la ville de Gafsa, témoignent l’irrésistible envie de joindre la Tunisie à la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste. Pour le colonel Kadhafi, l’échappée de Ben Ali s’est avéré un terrain propice à l’éclosion de son vieux rêve. La grande muette tunisienne constituée de seulement trente-six mille gendarmes ne résisterait point à l’assaut. Kadhafi a promis Leïla de vandaliser la Tunisie, la transformer en un champ de ruine qui ferait un tapis rouge à la reine pour recouvrer le pouvoir. Malheureusement pour elle, Kadhafi s’est servi de ses trente mille mercenaires pour organiser sa défense contre l’insurrection libyenne. Au terme de la guerre, il a fini par être enseveli dans un linceul.
La sédition libyenne, une grâce tombant du ciel, survenant au bon moment, a aboli le plan machiavélique qui a allié Leïla à Mouammar. À faute de quoi, un malheur sans pitié s’abattrait sur la chanceuse Tunisie, s’échappant de justesse d’un désastre effroyable.
Sans que la liste soit exhaustive, ces quelques éventualités auraient été susceptibles de basculer la révolution de jasmin dans un détour infernal, semé de mines, très dissemblable à ce qu’on contemple à l’occurrence.